Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
Soutenu par ses idéologues, le nouveau pouvoir américain mène une offensive en règle en faveur d’une liberté d’expression absolue, sans limite, décomplexée. Et cela marche, même en Europe, où certains hésitent à reconnaître la nécessité d’ériger des digues contre le déferlement de deepfakes, de fake news, de contenus haineux, complotistes ou manipulateurs… Le réflexe, parfaitement sain en soi, est de dire que la liberté d’expression est sacrée et la censure détestable.
C’est exact : il faut protéger la liberté d’expression. Mais le fait qu’elle soit sacrée ne signifie pas qu’elle est absolue : il ne faut pas confondre ces deux qualifications. La première désigne le caractère essentiel de la liberté d’expression, tandis que la seconde, si on l’acceptait, signifierait que l’on ne peut en aucune manière en limiter l’exercice. Or toutes les grandes déclarations des droits de l’homme autorisent les Etats à lui imposer des limites dans des conditions précises. Pour évaluer la pertinence de l’idée même de limite que le pouvoir américain veut effacer, il faut se rappeler à quoi la liberté d’expression doit servir.
Quand on entend Trump, Musk et consorts se prononcer à son sujet, on pourrait croire que la liberté d’expression a été instaurée pour autoriser chacun à dire tout ce qu’il souhaite, y compris à tenir des propos mensongers, délirants ou choquants. C’est en effet une des conséquences du droit à la liberté d’expression, mais ce n’est pas sa raison d’être. Contre les pouvoirs religieux et autoritaires, la liberté d’expression doit permettre que s’instaure un débat public « capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain », comme le dit la Cour européenne des droits de l’homme dans une formule issue de la tradition des Lumières.
La liberté d’expression doit d’abord servir la démocratie, qui reconnaît la diversité des opinions et qui les soustrait à l’emprise des pouvoirs institués. Pour que chacun puisse user de sa raison afin de forger ses propres choix en toute indépendance, il faut que toutes les idées puissent circuler sans s’exposer à une censure d’Eglise ou d’Etat. Comme le disait Kant dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, nous ne pouvons réfléchir qu’en le faisant en commun avec d’autres, en nous communiquant mutuellement nos idées. Le but est de pouvoir faire un retour sur ses propres idées à la lumière des arguments défendus par autrui : il s’agit de travailler à l’émancipation de tous grâce à l’esprit critique.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les actuels partisans d’une liberté d’expression absolue visent un objectif inverse. Ils veulent avoir les coudées franches pour diffuser des fake news à grande échelle, pour nier des faits parfaitement établis par la science, pour faire la propagande d’idées discriminatoires ou haineuses, pour manipuler des élections, pour fracturer les opinions publiques et mettre des pays sous tension, ou encore pour faire valoir des « vérités alternatives » (ce qui est une contradiction dans les termes : l’alternative à la vérité, c’est l’erreur ou le mensonge).
Les mêmes, aux Etats-Unis, se préoccupent si peu de la liberté de penser qu’ils censurent à tour de bras des livres décrétés woke et mettent des fonctionnaires à la porte pour la même raison. Nous n’avons pas de leçons de liberté à recevoir des ennemis de la liberté : ils veulent la liberté d’expression pour eux, pour les puissants adossés à la force de la technologie, et pas pour la société. Ils sont parvenus à convaincre les géants du Net de renoncer à la modération des contenus en ligne et au fact-checking, et c’est une raison de réfléchir à de nouveaux modes de régulation, plus sévères. Car la preuve est déjà faite que l’exercice débridé de la liberté d’expression menace l’honnêteté des scrutins électoraux, la qualité la plus élémentaire du débat public et la paix sociale.
Par ailleurs, la liberté d’expression est une condition de la liberté de conscience, qui est la plus haute de toutes les libertés, celle qui se confond avec notre autonomie. La conscience n’est réellement libre de ses pensées et de ses choix que si elle peut en exposer la teneur dans l’espace social sans craindre de censure ou de condamnation. Sans droit à l’expression, la conscience devrait rester muette et honteuse, invisible et réprouvée. La liberté de conscience n’est effective que si chaque conviction peut s’exprimer sans crainte de subir des représailles. Si la liberté de conscience ne s’accompagnait pas de la liberté d’expression, elle cantonnerait les convictions dans le for intérieur, elle les fragiliserait en leur signifiant qu’elles ne sont pas dignes d’être rendues publiques, qu’elles sont outrageantes.
Or, ici encore, la liberté absolue que réclament les admirateurs de Donald Trump ne sert pas la liberté de conscience : elle l’affaiblit, au contraire. Quand des deepfakes mettent en scène un responsable politique pour lui faire tenir des propos ou des comportements qui lui sont étrangers, ces montages dopés à l’IA faussent les convictions du public. Quand des mensonges habilement habillés en vérités sont diffusés en masse à l’approche d’une élection, ils influent sur les choix d’une partie des votants. Quand on supprime le contrôle de ces types de contenus sur internet, on laisse la désinformation prospérer, ce qui empêche de former des jugements libres et sincères : la manipulation prend le pas sur la vérité, mon for intérieur n’a plus de valeur, un certain usage de la liberté d’expression pollue la liberté de penser.
Face à de telles dérives, la prévention et l’éducation ne suffiront pas : il faut des mesures plus fermes, y compris d’interdiction. Je n’ai aucune compétence pour les imaginer, et elles ne peuvent évidemment pas devenir une censure d’Etat, politiquement orientée. Mais au plan des principes, il n’y a pas à hésiter : il faut savoir réguler la liberté d’expression pour la protéger de ses faux amis.
Publié dans le journal Le Soir du 21 février 2025