Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
En théorie de la démocratie, une question cruciale est de savoir pourquoi nous devrions obéir à des lois auxquelles nous n’adhérons pas, pour lesquelles nous n’aurions pas voté si nous avions été en mesure de le faire. Dans une tradition de pensée fondée sur les idées de contrat et de liberté, dans laquelle nous acceptons d’obéir au pouvoir afin qu’il nous protège et assure notre prospérité, il ne va pas de soi de nous soumettre à toutes les décisions prises par la collectivité, et en particulier à celles qui émanent d’une majorité avec laquelle nous sommes en désaccord.
En pratique, cette question se confond avec celle du vote à la majorité. Il s’agit de savoir pourquoi la minorité devrait plier devant la majorité, alors que ce qui les différencie est une simple question de nombre. Si l’on vote, c’est bien parce qu’il existe une incertitude sur le vrai ou sur le juste. Or le fait qu’une des positions en présence ait obtenu plus de voix que l’autre ne prouve pas que la position qui l’a emporté était la meilleure : la majorité a pu se tromper, ou voter sur la base de motifs d’une qualité douteuse – intérêts particuliers, préjugés, indifférence à la situation d’autrui…
Pour sortir de cette difficulté, les fondateurs du système démocratique ont avancé des raisons très nobles de nous soumettre aux décisions prises par la majorité. Je n’en rappellerai ici que deux.
La première mobilise notre sens de la réciprocité. Quand nous sommes en accord avec la majorité, nous attendons des opposants qu’ils se plient à la décision prise. Nous devons donc accepter d’en faire de même lorsque nous sommes mis en minorité : comme membres d’un ensemble politique, nous devons admettre les dispositions qui aident les autres membres et pas seulement celles qui nous conviennent.
La seconde est un appel à la prudence. Si notre position a été mise en échec, c’est qu’elle n’est pas parvenue à convaincre et c’est peut-être l’indice que nous étions dans l’erreur ; il faut présumer que c’est la majorité qui était dans le vrai et que la minorité s’est trompée.
Le problème est que ces motifs de se soumettre de bonne grâce au choix de la majorité sont devenus presque inaudibles, aujourd’hui. Le souci de la réciprocité se heurte à l’individualisme ambiant, à la primauté accordée par la plupart d’entre nous à notre point de vue personnel. Et quant à l’idée selon laquelle la majorité est du côté de la vérité, elle se heurte à l’évidence selon laquelle personne ne cherche réellement le vrai ou le juste, en politique, mais plutôt la défense de ses intérêts ou de ses valeurs personnelles, d’une position socio-économique ou d’une idéologie étroitement située. Le vote ne constitue pas un indice de véracité, il traduit des capacités d’influence inégalement réparties.
Ces constats rendent le recours au critère de la majorité hautement problématique. Si le minoritaire est simplement celui qui a défendu des intérêts ou des valeurs moins répandues que d’autres dans la société, ou moins bien défendues que d’autres dans le monde politique, la majorité ne bénéficie plus d’une présomption de rationalité : elle a défendu une position plus populaire, elle a remporté un vote, sans plus.
Pourquoi, dans ce cas, rester fidèle au mécanisme majoritaire ? Tout simplement parce que, au lieu de garantir que le système démocratique produit des lois justes, il garantit que nous pouvons toujours modifier les lois, adapter le droit aux évolutions de la société ou des mentalités.
Le nombre sert toujours à trancher : la majorité du moment doit l’emporter parce qu’ainsi un maximum de demandes citoyennes est pris en compte ; les personnes satisfaites sont plus nombreuses que les personnes insatisfaites. Mais on se contente, précisément, de cette supériorité numérique parce que l’on renonce à mettre tout le monde d’accord, à exiger l’unanimité ou des majorités qualifiées (deux tiers, trois quarts…) qui seraient le reflet d’une vérité partagée. Exiger des majorités qualifiées, chercher un large accord sur fond d’un espoir de justice, c’est favoriser le conservatisme, c’est permettre à une minorité d’opposants de bloquer n’importe quelle réforme. Demander au contraire une simple majorité permet à la liberté politique des citoyens de s’exercer avec des chances de succès : cela permet de modifier l’ordre juridique existant, de faire passer des réformes, de faire respirer le système.
Pourquoi rappeler tout cela aujourd’hui ? Tout simplement parce que cet argument ultime en faveur du vote à la majorité, l’efficacité réformatrice, se heurte à une donne politique inédite. Dans les pays qui pratiquent le scrutin proportionnel (ou même le scrutin majoritaire à deux tours comme en France), il devient de plus en plus difficile de dégager une majorité gouvernementale solide. Le temps de formation des coalitions s’allonge spectaculairement, et pas seulement en Belgique ; les accords de gouvernement ne suffisent plus à garantir la solidité de l’équipe en place, qui multiplie les escarmouches, les désaccords ou les crises, avec des chutes anticipées de gouvernements à la clé ; les compromis mettent du temps à se dégager et s’avèrent fragiles, quand ils ne sont pas tout simplement inatteignables ; les gouvernements minoritaires tendent à se multiplier en Europe, signe d’échec à atteindre le seuil requis.
C’est donc l’efficacité réformatrice du système qui est en crise, alors qu’elle constituait le meilleur argument pour nous faire admettre la loi de la majorité. Certes, il existe encore des capacités de réforme, des changements de cap facilités par la règle de la majorité. Mais, tendanciellement, c’est bien le grippage du régime démocratique qui menace, comme le montre notamment la situation en France ou à Bruxelles. Le vote à la majorité était la clé de voûte du système. Aujourd’hui, sur fond de clivages politiques toujours plus nombreux, c’est devenu un piège, et il ne suffit pas d’en appeler à la bonne volonté des élus pour y échapper.
Publié dans le journal Le Soir du 17 mai 2025