Par Vincent de Coorebyter, professeur à l’ULB
Régulièrement, des commentateurs qui ne sont pas choqués par les décisions de Trump soulignent qu’il a remporté le vote populaire en novembre dernier et que ses choix sont donc légitimes, puisqu’ils ont été avalisés par le peuple américain. Et face au jugement qui a rendu Marine Le Pen inéligible pendant cinq ans, on entend non seulement le RN, mais aussi des ténors de droite et même de gauche, comme Jean-Luc Mélenchon, prétendre que seuls les électeurs peuvent décider si une personnalité peut se présenter à un scrutin, comme si la volonté populaire devait l’emporter sur l’application de la loi par la justice.
De manière plus générale, les partis populistes nous serinent le même refrain depuis des années : c’est l’élection qui est le cœur de la démocratie, c’est elle qui traduit les aspirations du peuple souverain et qui autorise les chefs d’Etat ou de gouvernement à prendre toutes les initiatives qu’ils souhaitent, même si elles sont contraires à la loi ou à la Constitution. Dire l’inverse, ce serait trahir la démocratie, mépriser les citoyens et favoriser un gouvernement des juges opposé à la volonté populaire.
Ce simplisme est tellement grossier qu’on est fatigué d’y répondre. Mais il provoque de si maigres répliques dans les médias qu’il n’est pas inutile de rappeler quelques évidences.
La première est que la démocratie est le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », comme le dit l’article 2 de la Constitution française. La démocratie accomplie est la démocratie directe, pas la démocratie représentative, élective, qui constitue un recul par rapport à l’idéal démocratique puisqu’elle revient à nous faire choisir un maître au lieu de nous permettre de décider par nous-mêmes. Dire que l’élection fait la démocratie est une étrange manière de défendre la souveraineté populaire.
Ensuite, si je parle d’un maître, ce qui pourrait choquer, c’est pour un motif précis : les Constitutions démocratiques prévoient expressément que les élus prennent leurs décisions librement, en âme et conscience, sans se soumettre à la volonté de leurs électeurs, sans être liés par un mandat impératif qui dicterait leur conduite. C’est sur cette base que les gouvernements ont pris des dispositions impopulaires pendant l’épidémie de covid : ils n’ont pas outrepassé leurs prérogatives, ils ont fait ce que l’on attendait d’eux, trancher à la lumière de ce qu’ils estimaient être l’intérêt général.
Ce que je rappelle ici est bien connu, mais les populistes occultent cette règle qui invalide leur discours. Car ce principe de l’indépendance des élus à l’égard de leurs électeurs a pour conséquence qu’aucune décision prise n’est rendue légitime par le simple fait que son auteur a été élu : cette décision peut toujours être contraire à ce que les électeurs attendaient. Lors de sa première accession à la présidence des Etats-Unis, Donald Trump avait prétendu qu’avec lui c’est le peuple américain qui arrivait au pouvoir, ce qui ne manquait déjà pas de sel de la part d’un milliardaire. La semaine passée, après avoir suspendu les droits de douane qu’il avait annoncés et qui avaient affolé les marchés, il a félicité deux investisseurs américains d’avoir gagné une fortune en achetant des actions juste avant que les bourses repartent subitement à la hausse. Il a ainsi montré son vrai visage, et illustré jusqu’à la caricature le manque d’influence des citoyens sur l’action de leurs représentants. L’élection permet de flouer le peuple : elle ne garantit pas la légitimité démocratique des décisions prises, leur concordance avec la volonté ou les intérêts de la population.
L’élection garantit d’autant moins cette concordance qu’elle se joue – et il est désolant de devoir le rappeler – à la majorité et non à l’unanimité. Même un président élu au suffrage universel n’incarne, au mieux, que les attentes d’une partie de la population, et ses actes peuvent être radicalement contraires aux aspirations des autres parties. Or ce point est passé sous silence par les populistes, qui veulent nous faire croire que la partie équivaut au tout, que la fraction de peuple qui a porté une personne ou un parti au pouvoir constitue le peuple entier. Ils légitiment ainsi ce qu’on appelle la tyrannie de la majorité, le risque de voir une moitié d’un pays gouverner contre les intérêts de l’autre moitié, négliger cette dernière, voire l’écraser – comme le fait Trump depuis sa réélection.
C’est pour parer à ces risques que les authentiques démocraties dressent des garde-fous et des contre-pouvoirs autour des autorités élues. D’abord l’obligation de respecter les lois et la Constitution, de se soumettre aux règles forgées au cours de l’Histoire, que les tribunaux et les cours constitutionnelles doivent pouvoir opposer aux foucades des dirigeants. Ensuite les libertés fondamentales, dont celles de s’associer, de manifester, de faire grève, mais aussi la liberté de la presse, de la science et des médias – tout ce qui permet aux citoyens et aux détenteurs d’un savoir d’exprimer leur désaccord avec la politique menée, de signifier au gouvernement qu’il n’a pas l’appui de la population.
Ce sont précisément ces garanties que les populistes commencent à démanteler dès qu’ils arrivent au pouvoir, au nom du primat de la volonté populaire telle qu’ils l’interprètent. Si un juge, une norme constitutionnelle ou des opposants se mettent sur leur chemin, ils se sentent en droit de briser cet obstacle, prétendant que c’est ce que veut le peuple puisqu’ils ont été élus. Voir Marine Le Pen, comme Trump avant elle, prétendre que toute décision de justice à son encontre est une manœuvre politique, que ce sont les urnes et non les juges qui doivent dire la loi, en dit long sur sa vision de la démocratie : un pouvoir autoritaire fondé sur un plébiscite.
Publié dans le journal Le Soir du 19 avril 2025